C.N.R.S.
 

DÉRom en anglais
 
Dictionnaire Étymologique Roman
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*/ˈdɛ‑u/ s.m. « être divin vénéré comme unique ou comme une des divinités dans une religion »

*/ˈdɛ‑u/ > sard. deu s.m. « être divin vénéré comme unique ou comme une des divinités dans une religion, dieu » (dp. fin 11e/12e s., BlascoCrestomazia 1, 232 ; DES ; PittauDizionario 1 ; AIS 801 ; cf. WagnerFonetica 140)1, adacoroum. ˹zău˺ « Dieu unique du judaïsme et du christianisme, Dieu » (1500/1510 [date du ms. ; dzău] – 17e s., Psalt. Hur.2 1, 88 ; Tiktin3 ; EWRS ; Cioranescu n° 9468 ; DLR ; MDA ; Niculescu,DRSN 21)23, végl. di « dieu » (BartoliDalmatisch 2, 57, 179 ; ElmendorfVeglia ; IveVeglia 119), istriot. deio (PellizzerRovigno)4, it. dio (dp. 4e qu. 12e s. [deu, deo], TLIOCorpus ; LEI 20, 21-61 ; DELI2 ; AIS 801 ; cf. Barbato,ZrP 126), frioul. gjo (dp. 1ère m. 14e s., DAroncoAntologia 18 ; DDFF ; PironaN2)5, lad. (dp. 1763 [die], Kramer/Fiacre in EWD ; VLL ; ALD-I 232 ; AIS 801), romanch. dieu/diu (dp. 1560 [dieu/dieus], GartnerBifrun 39, 72 ; Schorta in DRG 5, 225-234 ; LiverWortschatz 40 ; HWR), fr. dieu (dp. 842 [deus c.s., deo c.r.], HenryChrestomathie 1 ; FEW 3, 57ab ; Gdf ; TL ; TLF ; DEAFPré s.v. dieu ; ANDEl s.v. deu1 ; ALF 404), frpr. ˹deu˺ (dp. déb. 13e s. [Deus c.s.], SommeCode 56 ; FEW 3, 57ab ; Casanova in GPSR 5, 683-701 ; HafnerGrundzüge 38, 49, 68, 99-100, 156), occit. deu (dp. 12e s., BoeciS 73 ; Raynouard ; Levy ; AppelChrestomathie ; FEW 3, 57ab ; BrunelChartes ; Pansier 5 ; DOMEl), gasc. diu (dp. 1248, LuchaireRecueil 9 ; Palay ; CorominesAran 429 [dieu]), cat. deu (dp. déb. 13e s., DECat 3, 111-115 ; DCVB), arag. dios (dp. 13e s., TilanderFueros 362 ; TilanderVidal 3, 330-331 ; NagoreEndize ; cf. aussi NavarroAltoAragón 15, 16), aesp. dio (1ère m. 11e s. [[ˈdjo]], DCECH 2, 498 ; Kasten/Cody ; CORDE ; dp. 15e s. [jud.-esp.], Kohring,Dio 455-470 ; MinerviniTesti 393-394 ; CrewsJudeoespagnol 17)6, ast. dios (dp. 1145 [ms. 1295], DELLA [aussi dieus et dieus]), gal./port. deus (dp. 13e s., CunhaÍndice ; Buschmann ; DDGM ; DELP3 ; CunhaVocabulário3).

Commentaire. – Toutes les branches romanes présentent des cognats conduisant à reconstruire protorom. */ˈdɛ‑u/ s.m. « être divin vénéré comme unique ou comme une des divinités dans une religion, dieu ».
On pourrait se poser la question d’une éventuelle survivance, à côté de l’accusatif */ˈdɛ‑u/, du nominatif/vocatif **/ˈdɛ‑us/, forme fréquemment utilisée dans le discours (“por el gran empleo del vocativo en oraciones y exclamaciones”, DCECH 2, 499 et */ˈɸili‑u/ n. 1). Mais les formes romanes en -s, que l’on relève dans un grand nombre d’idiomes (sard. romanch. fr. occit. cat. arag. esp. ast. gal./port.), s’analysent avec bien plus de vraisemblance comme des réfections idioromanes secondaires sur lat. deus, mot-forme employé comme nominatif et comme vocatif dans la liturgie orale de l’Église chrétienne et dans la Bible latine (Dickey, Glotta 76 et ci-dessous n. 1 ; cf. Dardel,VRom 52 pour la quasi-disparition du nominatif/vocatif dans les parlers romans). Dans certains de ces idiomes (romanch. fr. occit.), le modèle fourni par le nominatif/vocatif du latin chrétien et biblique a en outre pu s’appuyer sur un système bicasuel résiduel. Les lexèmes aragonais, asturien et galégo-portugais cités ci-dessus ne doivent donc leur inclusion à la série de cognats traitée ici qu’au fait que dans ces langues, l’issue régulière a cédé le pas devant le type marqué par une influence latine à époque prélittéraire.
La reconstruction du sémantisme de l’étymon soulève un problème épineux. Tous les cognats romans appuient en principe la reconstruction, pour le protoroman stricto sensu, du sens « être suprême unique et tout-puissant du judaïsme et de la chrétienté, Dieu » : l’ensemble des premières attestations relevées présentent ce sens, ce qui n’est pas surprenant dans le contexte chrétien du Moyen Âge européen. Néanmoins, les réalités extralinguistiques (historiques) nous empêchent de projeter ce sens en arrière jusqu’à l’époque du protoroman commun. En effet, si on date le premier embranchement de la protolangue, avec l’individuation du sarde, de la deuxième moitié du 2e siècle (cf. Straka,RLiR 20, 256, Dardel,RLiR 49, 268 et Stefenelli,LRL 2/1, 84), le sens reconstruit devra valoir au moins pour le milieu du 2e siècle, ce qui exclut le sens « être suprême unique et tout-puissant du judaïsme et de la chrétienté », dont on ne peut pas admettre l’existence généralisée, à travers tout l’Empire romain, à cette époque. La communauté chrétienne de Rome des premiers siècles de notre ère était peu nombreuse, et elle employait à l’origine le grec comme langue liturgique et théologique ; quant aux communautés juives des régions latinophones, leur langue liturgique et théologique était l’hébreu. Le témoignage des attestations écrites incite à penser que c’est au 2e siècle (cf. n. 6) que les communautés chrétiennes latinophones ont choisi de se servir de */ˈdɛ‑u/, par extension sémantique calquée sur gr. θεός s.m. « être suprême unique et tout-puissant du judaïsme et de la chrétienté, Dieu » (NA28 487 ; < « être divin vénéré dans une religion, dieu », Liddell/Scott), pour désigner leur seul dieu. Il semble donc raisonnable de postuler que ce nouveau sens de */ˈdɛ‑u/, apparu d’abord comme une innovation locale parmi les chrétiens de Rome, s’est répandu dans la langue parlée avec la diffusion du christianisme dans l’Empire, tout particulièrement à partir du 4e siècle, lorsque le christianisme en est devenu la religion officielle. Par conséquent, le sens « être suprême unique et tout-puissant du judaïsme et de la chrétienté », bien que partagé par tous les parlers romans, ne peut pas être reconstruit pour le protoroman commun.
Le corrélat du latin écrit, deus, -i s.m. « être divin vénéré dans une religion, dieu », est usuel durant toute l’Antiquité (dp. 6e /5e s. av. J.-Chr. [deiwos], IEEDLatin ; TLL 5, 886-915 ; Ernout/Meillet4 ; OLD)7.
Pour un complément d’information, cf. */domn‑e‑ˈdɛ‑u/ et */ˈdɔmn‑u/ (ainsi que */ˈdɔmn‑a/).

Bibliographie. – MeyerLübkeGLR 1, § 150, 405 ; REW3 s.v. deus ; Ernout/Meillet4 s.v. deus ; von Wartburg 1928 in FEW 3, 57a-59b, deus ; LausbergLingüística 1, § 151, 200, 201, 248, 278 ; HallPhonology 215 ; Nuzzo/Aprile 2015 in LEI 20, 21-61, deus ; SalaVocabularul 593 ; StefenelliSchicksal 235 ; MihăescuRomanité 297.

Signatures. – Rédaction : Steven N. Dworkin ; Elizaveta Zimont. – Révision : Reconstruction, synthèse romane et révision générale : Pierre Swiggers. Romania du Sud-Est : Victor Celac ; Cristina Florescu ; Nikola Vuletić. Italoromania : Giorgio Cadorini ; Francesco Crifò ; Marco Maggiore ; Elton Prifti ; Paul Videsott. Galloromania : Jean-Paul Chauveau. Ibéroromania : Maria Reina Bastardas i Rufat ; Ana María Cano González. Latin et/ou indo-européen : Piera Molinelli. Révision finale : Éva Buchi. – Contributions ponctuelles : Benjamin Fortson IV ; Xosé Lluis García Arias ; Günter Holtus ; Jan Reinhardt.

Date de mise en ligne de cet article. – Première version : 04/12/2020. Version actuelle : 31/10/2023.

 


1. Dans les variétés sardes, la forme deus côtoie deu depuis les premiers textes. Nous suivons Wagner in DES pour considérer que deu est l’issue autochtone de la base protoromane, tandis que deus est une forme semi-savante qui reflète l’influence du latin ecclésiastique.
2. La transmission de la base protoromane par voie orale a produit deux issues, zău (NandrisPhonétique 62) et zeu (NandrisPhonétique 65). Au sens « Dieu unique du judaïsme et du christianisme », ces deux lexèmes ont été remplacés par dumnezeu (< */domn‑e‑ˈdɛ‑u/). La langue commune moderne ne connaît plus que zău interj. « parbleu ! certainement ! ma foi ! sans doute ! » (dp. 1581, DLR) et zeu s.m. « dieu d’une autre religion que le judéo-christianisme ». Ce dernier lexème ne semble toutefois pas être héréditaire. En effet, les citations du DLR font apparaître un hiatus de presque deux siècles entre les attestations de ˹zeu˺ « Dieu unique du judéo-christianisme », clairement héréditaire, et celles de zeu « dieu d’une autre religion que le judéo-christianisme » : ce décalage chronologique incite à penser que ce dernier lexème représente un emprunt néologique, fait au 19e siècle, à lat. deus. – Selon Drăganu,DR 1, 308 et TeahaGraiul 111, 219, transylv. maram. criş. zo s.m. « dieu » (dans zo te custe loc.-phrase « que Dieu te garde » représenterait un autre continuateur dacoroumain de */ˈdɛ‑u/. Nous suivons toutefois Petrovici,DR 10, 345-355 pour y voir plutôt le résultat d’une troncation de dacoroum. dial. Dumnezo (< */domn‑e‑ˈdɛ‑u/) intervenue dans un débit verbal rapide.
3. Selon Pascu 1, 80 (“Dieu, nur in niţi ~ « il ne dit mot »”) et Cioranescu n° 9468, aroum. dzau (que ces deux auteurs citent par erreur sous la forme *dzău, la forme étant correcte dans leur source, PapahagiBasme 407) représenterait un cognat de la série de cognats traitée ici. Cette hypothèse se heurte toutefois à une difficulté phonétique, de sorte qu’il est plus prudent de considérer, avec DDA2 s.v. dza, dzaŭ, qu’il s’agit pour l’instant d’une lexie d’origine inconnue (cf. encore DDM s.v. d̹a).
4. En revanche, il est très probable qu’istriot. dio (Rosamani) et dió (IveIstria 119) représentent des italianismes.
5. Le digraphe <gj> marque ici l’affriquée qui constitue le résultat frioulan de */de‑/ (cf. IliescuFrioulan 74). Quant à dèu s.m. « Dieu chrétien » (dp. 1372/1373, DSF ; Marinucci in DESF ; DDFF ; AIS 801 ; ASLEF 480 n° 2273, 2274, 2282), il porte la trace d’une influence latine.
6. On ne relève cette issue régulière, abstraction faite des attestations judéo-espagnoles, que dans les Glosas Silenses, que le DCECH 2, 498-499 date du milieu du 10e siècle, mais qui remontent plutôt à la première moitié du 11e siècle (cf. DíazGlosas 27-30 ; cf. aussi Pascual,ACILR 26/1, 154). Elle a été évincée très tôt par esp. dios (dp. 1097 [ˈdjos], DCECH 2, 498-499 ; Kasten/Cody ; DME ; Kasten/Nitti), qui ne semble pas être issu, comme on a pu le penser (“procedente del nominativo deus”, DCECH 2, 498), du nominatif/vocatif **/ˈdɛ‑us/, mais s’analyse comme le résultat d’une relatinisation secondaire (cf. commentaire ci-dessus).
7. Pour sa part, lat. deus s.m. « être suprême unique et tout-puissant du judaïsme et de la chrétienté, Dieu » est attesté à partir du 2e siècle (Épître de Clément de Rome aux Corinthiens [“in voluntate Dei per Dominum nostrum Iesum Christum”], texte traduit du grec, Molinelli,RPL 42, 81 ; TLL 5, 891-892).

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